Quelques extraits de "La Commissaire n'a point l'esprit club"
— Quelques jours, dans une île grecque, celle de Rhodes. Avec le décoré de ce soir, votre lieutenant Monot. Je dois vous préciser, ajouta le Tout-Puissant, l’œil fripon, qu’il s’agit d’une enquête complexe, que vous mènerez dans des conditions inhabituelles : vous partirez tous deux incognito. L’idéal serait d’ailleurs que vous passiez pour un couple. Pour la crédibilité de la chose, il faudrait que vous partagiez la même chambre, avec lits séparés, je vous rassure. Cela vous paraît-il envisageable ?
Viviane ne répondit pas. Elle envisageait. Oh, c’était si doux, Monot et elle dans la même chambre... Quelle tenue allait-elle choisir pour la nuit ? Un pyjama, façon copain-copain. Noir pour l’amincir. Et puis non, une nuisette, ce serait plus naturel : elle était femme, après tout. Rose et à mi-cuisse. Jusqu’à mi-cuisse, elle avait de belles jambes. Et lui, le cher ange, que porterait-il ? Un pyjashort en coton, vert pâle, assorti à ses yeux ? Et quand il ferait très chaud ? Ah, sous les draps, quand il ferait très chaud... Elle envisageait aussi la petite salle de bains qu’ils partageraient. Les frôlements exquis quand ils s’y croiseraient. La porte qu’elle laisserait distraitement mi-close quand elle prendrait sa douche, le petit courant d’air qui ferait bien les choses, oh, excusez-moi... Et le soir, après la plage. Il devait avoir la peau fragile, ce bêta, il allait rentrer avec des coups de soleil. Augustin, dans quel état vous êtes-vous mis... Ôtez-moi ce tee-shirt et allongez-vous sur le ventre, que je vous passe de la crème hydratante, n’ayez pas peur, je ne vous mangerai pas, là, vous voyez comme ça fait du bien, décontractez-vous, je ne fais que vous effleurer, comme ça, tout doucement... Et maintenant, tournez-vous, que je vous en mette aussi sur le devant des épaules. Oooh, quel gamin vous faites...
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Des corps. Elle ne vit d’abord que des corps. Des corps et des chairs de toutes les nuances, du blême mortuaire au rouge thermidor. Hébétée, elle se planta sur la terrasse qui surplombait les deux piscines cernées par la masse humaine. Que venaient faire là tous ces Chéris ? Rien. Ils étaient venus avec un objectif précis : ne rien faire. Ils ne nageaient pas, ne s’agitaient pas. Ils étaient. Viviane les contempla, inquiète : comment les humains étaient-ils devenus si laids, les corps si relâchés, si difformes depuis ses dernières vacances ? Bien sûr, il y en avait de beaux, elle voyait passer des seins fermes, des ventres plats, mais ils semblaient encore plus sinistres, « Voilà ce que vous avez été, repentez-vous », rappelaient-ils aux défaits, aux avachis. La commissaire sentit tomber sur ses épaules une étrange honte, celle de la solidarité : elle était nuement comme eux, elle pouvait, sans crainte, quitter son paréo.
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Viviane resta pensive. La situation était ridicule : elle, à genoux en nuisette, son lieutenant debout, torse nu, la fille morte, dévêtue, couchée entre eux. Tant pis, elle avait besoin de réfléchir. Elle finit par se relever.
— Je ne sais pas qui a maquillé cette mort, mais il a eu raison. Il s’est simplement trompé d’endroit : tout le monde va la découvrir trop tôt. Pas de trouble à l’ordre public, vous vous souvenez ? Vous allez la porter tout au bout de la plage, au pied de la falaise, celle de la boîte de nuit. Vous la déposerez au bord des vagues, en laissant ses vêtements sur le sable. Et faites semblant de la découvrir durant votre jogging matinal. Vous irez demander qu’on appelle un médecin. J’espère qu’il ne sera pas trop féru de médecine légale.
— Vous ne voulez pas m’aider, commissaire ?
— Pas question. Vous m’imaginez faire du jogging en nuisette ? Je vais me changer et aller expliquer la situation à Reine.
Elle le vit partir, portant la défunte dans ses bras. Elle se dit brièvement que la jeune morte avait bien de la chance.
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— Et vous étiez déjà venus, ici ? demanda-t-il à la tablée.
"Ah oui", répondirent-ils en chœur, ils connaissaient déjà Lindos. Mais le club avait changé. Il y avait eu la mort de King, il y avait l’ambiance, plus pesante, moins festive. Sans parler de Coco Clown, un peu moins drôle, ajouta une blonde frisottée. Avant, qu’est-ce qu’il pouvait nous faire rire, celui-là, avec son fameux toast !
— Santé ! lança le plus âgé de la table en levant son verre.
— Mais pas des pieds ! répondirent les convives.
— Sentez, mais pas des pieds ! répéta la frisottée. Coco Clown nous faisait la blague chaque fois qu’il venait s’installer à une table. On ne s’en lassait pas.
Ils semblaient effectivement ne pas s’en lasser. Chacun répéta à son tour l’impérissable toast. Viviane lança un regard effaré à Willy qui l’ignora. Il n’en avait pas fini.
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Coco L’Anime apporta un panier de pommes et en remit une à chaque couple. Le jeu était simple : ils devaient danser, les mains derrière le dos, la pomme serrée entre leurs deux fronts, et la faire descendre sans qu’elle tombe. Les premiers à tenir la pomme coincée entre leurs nombrils seraient les vainqueurs.
On lança un slow gluant et la danse commença. À quelques mètres, Willy ondulait avec application. Sa pomme était déjà au niveau des bouches. La brune semblait heureuse, et Viviane éprouva une obscure jalousie. Fredo, lui, se trémoussait contre elle. Elle sentait son haleine mêlée d’ail, de pastis, et les odeurs indiscrètes de son corps. Il tentait de faire rouler la pomme contre la joue de Viviane en la maintenant avec sa langue. Il semblait à la commissaire qu’elle dansait avec tous les hommes de l’Esprit Club, que toutes leurs panses venaient s’échauffer contre son ventre, c’était atroce. Elle pensa à Reine, dans le lit conjugal, et aux cent vingt kilos de King qui s’affairaient contre elle. Comment une femme pouvait-elle supporter cela, pas une soirée, mais des années ?
La langue de Fredo lui effleura la joue. Elle ne put contenir un sursaut de dégoût. S’écartant brusquement, elle laissa rouler la pomme à ses pieds. Elle remonta les gradins quatre à quatre. Il fallait absolument qu’elle quitte les lieux avant qu’on ne la voie pleurer.
Elle se coucha en larmes. Demain, elle appellerait Monot. Demain, tout irait mieux.
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Kiki Muscule annonça que c’était l’heure du step, et Viviane lui emboîta le pas, pour découvrir avec effroi qu’elle aurait droit à une leçon particulière. Jamais elle ne sentit aussi seule que durant la demi-heure d’exercice que la jeune femme lui infligea. La commissaire monta sur son plateau, descendit, monta, un, deux, très bien, devant, derrière, et deux V step, sur le côté, à droite, à gauche, trois, quatre, voilà, comme ça, deux basic, deux, avec les genoux, cinq, six, twist, sept, huit, en se promettant de ne plus jamais manger de frites, en tout cas pas avant le lendemain.
Elle termina la séance chancelante, et eut à peine la force de sourire lorsque Kiki Muscule lui lança :
— Demain matin, je t’attends à la séance abdos-fessiers !
Viviane était allée vers les autres, et cela lui faisait mal partout.
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Monot reprit son souffle et conclut, sur un ton léger :
— Ensuite, dans le poème, il y avait des histoires de mamelon couleur de champagne, de fesses et de toison, vous voyez...
Viviane affirma gaiement qu’elle voyait. Elle ne voyait rien du tout, elle voyait trouble, elle ne voyait plus que Willy qui passait innocemment la tête par la porte pour l’arracher aux moiteurs de la chose littéraire.
— Je vous laisse, Monot, on m’attend. Elle est très jolie, votre poésie. Quand la mémoire vous sera revenue, vous me réciterez la fin.
Elle marchait, rêveuse. À son côté, Willy ne disait plus un mot. Il semblait deviner qu’on venait de livrer à la commissaire un élément nouveau, dérangeant.
Oui, c’était une révélation importante qu’elle ressassait en son for intérieur : il y avait eu un poète qui, un siècle plus tôt, avait pu écrire de tels vers à la femme qu’il aimait. Il y avait eu un lieutenant de police qui avait pu les réciter à sa copine. Et à elle, pourquoi ne disait-on jamais rien ?
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