Le Vertige des auteurs : quelques extraits
Alors, Vasseur, c'est quoi ces grands projets, ces nouveaux horizons ? Laissez-moi deviner, je suis un intuitif. C'est dans le voyage ? Dans l'associatif, ou l'humanitaire ?
Sylvain écoutait, craintif et charmé ; il entr'apercevait ces vies qu'on lui proposait. Des vies immenses, presque trop grandes pour un Sylvain Vasseur. Mais le président avait encore mieux à lui offrir :
- Ah, mais non, je sais, c'est dans le culturel ! C'est évident, je l'avais là sous les yeux, et je ne le voyais pas ! Vous allez écrire, je me trompe ?
- Non, je veux dire oui, disons que c'est encore en projet, concéda prudemment Sylvain.
Après tout, sa réponse ne l'engageait à rien, et cela semblait faire tellement plaisir au président.
- Et écrire quoi, Vasseur, si ce n'est pas indiscret ?
Sylvain hésita. Bizarrement, il se voyait bien écrire, en jogging, sur un grand cahier à petits carreaux, mais l'image était floue. Il visualisait très nettement le jogging, pas le contenu du cahier.
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La soirée devint alors un bouillonnement d'idées, un véritable café littéraire. Tout le monde avait vécu une histoire extraordinaire, ou rencontré un personnage hors du commun, tout le monde avait un fabuleux sujet de nouvelle à suggérer. La compétition était lancée, et chacun était prêt à inventer les souvenirs les plus ridicules pour être sûr d'entrer dans le recueil de Sylvain : " Et moi, j'étais seule, à poil sur le palier de l'hôtel, ne parlant pas un mot de serbo-croate... " " La voyante me dit qu'il va m'arriver un grand malheur le lendemain. Et le lendemain, je prends mon auto, ce que je crois être mon auto…"
Et Sylvain écoutait, gravement, en buvant son whisky. Il comprenait que la mission de l'écrivain n'était pas seulement d'être créatif, mais d'éveiller la créativité chez ses lecteurs, chez ses admirateurs. Il était heureux. Écrasé par sa mission, mais heureux.
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Il parcourait les chemins de Belle-Île comme il aurait traversé les pages de son œuvre, il s'alanguissait parfois sur une plage, imaginant les premières interviews que lui vaudrait son roman. Celle qu'il préférait, c'était celle de Patrick Poivre d'Arvor.
- Ce soir, nous recevons Sylvain Vasseur, qui vient de publier chez Graal-Limeuil LE BIEN ET LES MALS - un curieux titre, nous y reviendrons. Ce qui frappe, dès votre premier chapitre, c'est le vérisme de vos descriptions. En vous lisant, on s'imagine courant dans les sentiers de Belle-Île…
- Venant d'un amoureux de la Bretagne tel que vous, Patrick Poivre d'Arvor, cela me fait plaisir. Je ne fais pas cela par politesse, j'allais dire par charité, pour le lecteur. Ni même par un quelconque souci de vérité. C'est tout simplement par volonté d'efficacité. La Belle-Île que je décris, c'est la vraie, le lecteur s'en rend compte. Du coup, pour lui, l'histoire que j'y campe est vraie, elle aussi, vous comprenez ?
- C'est amusant, vous venez de parler de charité, de vérité, d'efficacité, qui sont justement chacune le pilier moral de chaque empire, dans votre ouvrage…
- Tiens, je ne m'étais pas rendu compte, c'est finement observé…
L'interview avec Thierry Ardisson l'inquiétait plus. Mais il voyait comment le contrôler :
- Alors, Sylvain Vasseur, on parle beaucoup de cul, dans votre bouquin !
- Chacun y trouve ce qu'il cherche dans la vie, c'est un livre suffisamment riche pour cela. Vous c'est le cul, d'autres soucieux de spiritualité, de stratégie ou de cosmogonie y trouveront leur bonheur.
Ardisson plisserait alors ses fines lèvres, comme chaque fois qu'on le mouche, puis tenterait une dernière botte :
- Et, dites-moi, dans quelle position et comment vous faites ça ?
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- C'est un parfum thaïlandais, à base de jasmin et d'ylang-ylang. Il vous plaît ?
Prudent, Sylvain attesta que c'était très original. Le décor était minimal : une succession d'étagères montant jusqu'au plafond, emplies de livres. Parfois, entre les ouvrages, émergeaient des statuettes de Bouddha, de Ganesh, et quelques autres, qui rappelèrent à Sylvain le tropisme oriental de ses trente ans. Il remarqua un bas- relief, fixé au mur : trois couples semblaient atteindre l'extase dans des enchevêtrements acrobatiques.
- Vous aimez ? lui demanda-t-elle, gourmande.
- Oui, c'est assez troublant.
- C'est tantrique, reprit-elle, très grave. Ce que j'aime, dans le tantrisme, c'est que le sexe s'y mêle au spirituel : il mène au sacré. C'est toute la difficulté : apprendre à se servir des désirs au lieu de les combattre ou de les maîtriser. Cela passe par une exploration de la double polarité masculine et féminine qui nous habite tous, hommes ou femmes. Vous savez que dans le tantrisme, la femme est l'égale de l'homme, elle est même son initiatrice…
Un long silence prometteur avait suivi. Elle s'était assise en tailleur devant la table basse et servait les tasses de thé malais. L'une de ses cuisses était entièrement découverte.
Sylvain était très malheureux. Jamais l'invite ne lui avait paru aussi simple, aussi paisible. Elle aimait son œuvre, donc elle l'aimait. Mais ce n'était pas lui qui avait besoin d'amour, c'était son œuvre. L'admiration était un sentiment si rare, si délicat, ne risquait-elle pas de disparaître dans la fusion des corps et des passions ? Et si jamais il décevait, ne risquait-il pas de tout perdre, l'amante et la groupie ?
Sa réussite littéraire passait peut-être par un sacrifice qui plairait aux dieux.
- Elsa, lui dit-il en lui prenant la main, vous ne croyez pas que ce serait plus beau si nous pouvions attendre que je sois édité ?
- Nous attendrons, soupira-t-elle, confiante. Nous essaierons de ne pas attendre trop longtemps.
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Ce qui aurait intéressé Sylvain, c'était le dialogue avec les visiteurs des salons. Mais ils se montraient fuyants, feuilletaient L'Homme de paille, et le déposaient précipitamment dès que Sylvain, désinvolte, entamait la conversation. " Ah, c'est tout moi, que j'ai mis dedans, disait Sylvain. Vous trouvez que ça me ressemble ? " "Oui, oui, bien sûr " répondait le prospect. Et il était déjà reparti.
Ce fut après quelques salons que Sylvain trouva le procédé magique. Il prépara un petit panneau séparé en deux colonnes : J'aime et Je n'aime pas. Il aimait les chats, les tartes aux prunes, la Bretagne (là, Sylvain s'autorisait une petite tricherie, il changeait chaque fois la région, pour y substituer la région d'accueil), le cirque, le violon, Victor Hugo. Il n'aimait pas les céleris, Mallarmé, l'Allemagne, les échecs, les oiseaux. Les visiteurs s'arrêtaient alors plus facilement ah, vous aussi, vous aimez les chats, moi j'en ai un, un siamois.
Le plus dur, c'était d'aiguiller ensuite la conversation vers la littérature. L'interlocuteur paraissait alors déçu, comme s'il avait été l'objet de quelque tromperie. Mais, si la conversation avait été suffisamment longue, il se sentait souvent obligé d'acheter. Surtout avec les chats.
(Le Vertige des auteurs)
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