Quelques extraits de La Diablada
L'homme les fit asseoir et alla chercher le tableau en vitrine.
- C'est une très belle allégorie, commenta Francis.
- Non, ce n'est pas une allégorie, c'est un portrait social.
Un portrait social. Le terme plut à Maryse, bien qu'elle ne fût pas sûre d'en saisir la nuance exacte. Elle n'eut pas le temps de s'en informer, car leur interlocuteur avait enchaîné:
- C'est une huile sur cuivre, de bonne facture. Une belle pièce qui m'a été cédée récemment, une succession. Comme vous le voyez, elle est attribuée à David Vinckboons. L'honnêteté m'oblige à préciser que cette attribution est incertaine. C'est une affaire très curieuse. L'œuvre a longtemps été inventoriée comme un Denys Van Alsloot, un contemporain de Vinckboons, début XVIIe. Mais je vous embête avec mes détails, non ?
- Pas du tout, c'est très intéressant, répondirent aussitôt Francis et Maryse.
Tous deux s'imaginaient déjà racontant la même histoire dans les dîners à Caen.
- On voit nettement son monogramme sur le dossier de la chaise de l'avare : D.V.A. Remarquez bien le A, un peu surchargé, j'y reviendrai. Certes, cette signature aurait pu surprendre, car la manière de Van Alsloot est habituellement un peu différente. Mais que connaît-on vraiment de lui ? Comme vous le savez peut-être, il n'a laissé qu'une vingtaine d'œuvres, dont beaucoup ne sont pas entièrement de sa main.
Les époux Lepicard l'ignoraient. Ils ignoraient tout de Vinckboons, de Van Alsloot, et se contentèrent de hocher la tête d'un air préoccupé.
(L'Avarice, attribution incertaine, in La Diablada)
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Des enfants et des sacs. Beaucoup d'enfants, beaucoup de sacs, partout, dans le couloir. Des enfants, petits, marchant à peine. Des sacs de toile grise, énormes, remplis jusqu'à craquer. Et les odeurs. Les odeurs, éternelles, pénétrantes, des couches dans lesquelles les enfants semblaient avoir mariné pendant des heures. Et les odeurs des sacs, des senteurs chaudes de terre humide, de légumes inconnus, d'herbes. Ce fut la première impression de Paul quand il monta dans le train qui allait le mener vers Oruro, à travers l'Altiplano bolivien.
Il gagna péniblement son wagon, d'une démarche alourdie par le poids du sac à dos, slalomant, écrasant parfois un pied, un coin de ballot. Personne ne bougeait sur son passage. On ne souriait pas à ses excuses. Tous les yeux le fixaient, impassibles, sans hostilité, comme pour dire : " Tu es étranger, nous t'avons vu. "
( La Diablada, in La Diablada )
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Raymond ne répondit pas. Bien sûr que le petit Hilaire pouvait devenir un grand écrivain ! La question ne se posait pas : il imaginait simplement tout ce que cela allait signifier pour lui. Et pour commencer, un parrainage auquel il ne pourrait échapper. Les présentations aux éditeurs. Les rencontres avec la presse. " Un protégé de Raymond Piot ? Mais je le croyais mort ! ".
Les commentaires perfides : un enfant et un vieillard, vous pensez ! Les allusions à sa pitoyable tentative de retour dans l'actualité. Et puis la découverte d'un talent tellement contraire à sa littérature, à sa vision du monde. Comment serait-elle interprétée ? Comme un reniement ? Une déliquescence de vieillard ?
Et Hilaire ? Hilaire qui, aujourd'hui, l'admirait tellement. Hilaire qui l'admirait en le comprenant, ce qui paraissait encore plus extraordinaire. Hilaire qui, progressivement, percevrait la réalité. Hilaire qui, très vite, ne lui demanderait plus aucun conseil. Hilaire qui, d'année en année, finirait par regarder Raymond avec pitié, avec agacement. Hilaire qui, sur les conseils bien intentionnés des journalistes, des éditeurs, finirait par le laisser tomber. Peut-être avec rudesse, peut- être avec cruauté. Ou tout simplement avec indifférence. Et Raymond resterait seul. En ne songeant même plus à sa propre gloire passée, mais à celle d'Hilaire.
- Alors, pensez-vous que je pourrais devenir écrivain ? Peut-être pourriez-vous m'aider ?
Raymond esquissa un sourire prudent.
- C'est un conte amusant, très africain. C'est agréable à entendre. Peut-être même que tu peux l'écrire, pour toi. Mais ce n'est pas pour la France. C'est trop exotique. Trop local.
(Et l'ange passa, in La Diablada)
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Chaque fois, je remontais en selle, un peu plus loin. Résigné. La halte à la chapelle était devenue un rituel. Je boitillais dans le chemin pierreux, le vélo à la main, les jambes dures et tremblantes, jusqu'à atteindre la butte. Je contournais la chapelle, pour embrasser du regard tout le nord du Pays d'Auge. Au loin, je devinais Cabourg où Albane me trompait peut-être - l'effort achevé, je me donnais le droit d'y penser. J'acceptais ma défaite : tout me paraissait petit, vu de haut, vu de loin. Et, sans raison, j'étais heureux. Ensuite, j'allais m'asseoir sur le premier banc, à l'entrée de la chapelle. Le regard flottant sur les portraits de saints aux traits primitifs, je pensais qu'un jour je passerais vainqueur devant le Vieux Compatissant. La chapelle servait parfois de salle de concert, et, l'après-midi, les musiciens venaient y répéter. Ces jours-là, ma méditation, portée par les violons, se faisait plus longue. Et je me disais que ma vie devait être bien vide pour que, la quarantaine venue, je puisse aspirer à d'aussi dérisoires objectifs.
(L'acide lactique, in La Diablada)
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Il perçut la respiration qui faisait gonfler ses seins qui l'effleuraient. Mais ce n'était pas là l'important. L'essentiel, c'était cette odeur qui montait et s'emparait de lui. Il sentait dans ses cheveux l'arôme du tabac blond, un peu âcre. Il percevait son haleine, chargée de café, sur laquelle flottait une agressive fragrance de pastille à la menthe. Il s'imprégnait de son parfum gras, musqué, qu'elle venait probablement d'essayer, et qui flottait sur sa blouse rose, et sur sa peau. Légèrement différent sur sa peau, car il avait déjà commencé à virer. Charles respirait. Et il laissait venir à lui l'émanation du corps de la jeune fille. D'abord une infime odeur de transpiration, luttant délicieusement avec celle du déodorant fleuri. Et venu de plus loin encore, de l'intérieur de la blouse, un somptueux effluve, celui d'une peau chaude qui se libérait de ses mystères. Le parfum de la femme, le parfum des profondeurs qui, en lui montant à la tête, lui susurrait de confuses certitudes.
Il sut qu'il venait d'ouvrir une porte qui jamais plus ne se refermerait. Il sut aussi que, franchissant cette porte, il avait plongé dans un gouffre. Et que toute sa vie, il y tomberait en tournoyant, encore et encore, poussant un immense cri de triomphe et de désespoir, le cri de l'homme, vainqueur éternellement déçu, de l'homme qui sait que jamais ne lui sera révélé le mystère de la femme.
Il sut enfin que ce parfum qui maintenant se déployait ferait de lui, à jamais, l'obligé de cette femme qu'il ne connaissait pas. De conquête en conquête, il chercherait, pitoyable, cette senteur merveilleuse, qui, en notes étranges, sans harmonie, lui chantait l'hymne à la créature inconnue. Il aurait des femmes, il aurait peut-être un jour cette femme, mais il n'aurait plus jamais cette odeur qui, en une brisure de temps, avait fait de lui un homme.
(Le parfum des profondeurs, in La Diablada)
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