Quelques extraits de "Tous ensemble, mais sans plus"
Thuya s’était retiré, laissant derrière lui une tablée silencieuse. Chacun se demandait s’il convenait de poursuivre la conversation ou de la renouveler. Une voisine prévenante se lança et demanda à Mathieu comment il s’en sortait avec ses parents.
- Oh ! répondit-il en un léger soupir, ils sont morts tous les deux l’an dernier, en Ukraine.
En Ukraine, ah, voilà qui changeait un peu ! Et la table sembla sortir de sa torpeur. La médecine, là-bas, était encore rudimentaire, comme le fit remarquer un convive qui affirmait bien connaître la question, il avait failli y passer un week-end mais avait finalement préféré la Pologne. L’hygiène dans les hôpitaux était, disait-on, très douteuse : le plus banal des petits virus pouvait tourner au drame, et c’était sans doute ce qui était arrivé…
- Non, le rassura Mathieu. La médecine ukrainienne n’y pouvait plus rien. Ils sont morts dans un accident de deltaplane.
Un froufroutement étonné parcourut la tablée. On lui demanda enfin l’âge qu’ils avaient lors de l’accident.
- Mon père avait quatre-vingt-deux ans et ma mère un peu moins. Ça leur est arrivé au club Vie Intense, près de Kholonevychi, vous en avez peut-être entendu parler...
Et comme on semblait connaître aussi peu le club Vie Intense que Kholonevychi, Mathieu expliqua : c’était un club de vacances sportives pour personnes âgées. Très âgées, précisa-t-il.
(Le club Vie Intense, in "Tous ensemble, mais sans plus")
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C'était un bon curriculum vitae [.........................].
Raoul, un prénom démodé qui enchantait Adrien. Il sentait bon le label héréditaire que l’on se passait avec amour, de père en fils aîné, comme une montre de gousset. Célibataire, heureusement, puisqu’il serait appelé à voyager continuellement en France la première année. Une fille dans chaque port, ce serait de son âge. Ou plutôt dans chaque parfumerie, les occasions ne lui manqueraient pas, au garnement, avec les petites vendeuses.
Né à Versailles, le 25 décembre 1988, parfait. Bientôt vingt-quatre ans, Raoul n’avait donc jamais redoublé de classe, il ne s’était permis aucun zigzag dans sa jeune trajectoire. Pas d’erreur d’orientation en début de parcours, pas d’année sabbatique à la sortie, ni de lavage de cerveau dans une quelconque O.N.G – cette abréviation-là, il l’acceptait, il aimait même parler d’« ongue » avant de décoder pour l’interlocuteur perplexe. Pas non plus de fourvoiement dans une éphémère start-up avec des potes. Non, un beau projet de carrière rectiligne. Amusante, cette naissance le 25 décembre. Madame avait dû ressentir les contractions au retour de la messe de minuit. À Saint-Louis ou à Saint-Symphorien, il en aurait juré. Études probables à Notre-Dame du Grandchamp ou au Sacré-Cœur. Pourquoi ne le mentionnait-il pas ? Ah, bien sûr, pour éviter les foudres d’un directeur des relations humaines franc-maçon – il était finaud, le jeune Raoul, il avait déjà compris que ces types-là étaient partout.
Licence de sciences économiques à la faculté de Nanterre. Un autre bon point, et même un double. Il devait être légèrement rebelle, juste assez pour avoir refusé de faire une grande école comme papa. Mieux encore, il était allé se frotter au peuple, à Nanterre, dans une faculté notoirement rouge. Courageux, le petit gars.
Master 2 de marketing à Paris-Dauphine. Rassurant. Après cette descente aux soutes, il était remonté en cabine des officiers, hé, la mixité sociale avait ses limites.
(Nouvelle éponyme in "Tous ensemble, mais sans plus")
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Toute l'agence de relations publiques avait été prévenue, il ne fallait pas dire relookeuse, mais conseillère en image vestimentaire. Le résultat était le même : Aglaé était venue les relooker. [...................]
Restait Sabrina, l’assistante d’Edmond. Elle avait plusieurs fois laissé passer son tour, jouant le contre-la-montre, espérant qu’il serait trop tard ou qu’on l’oublierait, elle était toujours si discrète. Mais non, il n’était que seize heures, on avait encore le temps de s’occuper de Sabrina. On allait bien s’amuser.
Elle s’était avancée sous les rires féroces des autres. Docile, craintive, comme une esclave nue mise en vente au marché.
Aglaé l’avait longuement parcourue d’un regard consterné :
- Vous appartenez à une congrégation religieuse ?
Sabrina avait rougi et Aglaé avait tapoté, d’une main méprisante, ses cheveux droits retenus par un bandana, son chemisier chocolat fermé jusqu’à l’avant-dernier bouton, son pantalon noir flottant, ses souliers plats.
- Avec le corps que vous avez, vous pourriez être beaucoup plus sexy, avait soupiré Aglaé.
Nul n’aurait d’ailleurs contesté que Sabrina avait des petites fesses pas déplaisantes et des seins bien plantés, pour autant qu’on pouvait en juger sous leur emballage informe.
- Oui, beaucoup plus sexy. Ça vous fait peur ? avait insisté Aglaé sous les gloussements de l’assemblée.
Et Sabrina n’osait pas répondre que plus sexy, oui, ça lui faisait peur. Tous les soirs, en sortant de son métro en banlieue, elle devait traverser la cité pour regagner son F2. Et sa seule chance d’y parvenir intacte, c’était de ne pas être sexy. À peine femme.
(Changement de look in "Tous ensemble, mais sans plus")
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- Bonjour, je m’appelle Kristofer Kask.
Il avait dit cela avec un phrasé dur, assez proche du chant d’une emboutisseuse.
- Excusez-moi, Kristofer comment ?
- Kask, Kristofer Kask, k, a, s, k, avec deux k, et Kristofer aussi avec un k. Puisque nous serons ensemble pour quelques jours, vous pouvez m’appeler Kristofer. Et vous ?
- Philippe Louvetier. Philippe, si vous préférez.
Philippe sentit monter une colère muette et impuissante. Il ne pouvait évidemment plus faire un scandale et réclamer sa chambre pour lui seul, ce serait très désobligeant envers ce Kristofer avec tous ses k qui lui souhaitait la bienvenue. Il ne tenait pas à passer pour xénophobe, d’autant que le chirurgien qui devait l’opérer portait un nom imprononçable, genre tchèque ou slovaque, « mais il est français comme vous et moi », l’avait rassuré son médecin traitant. Kristofer Kask, lui, n’était certainement pas français, en tout cas pas comme vous et moi, il avait un affreux accent venu de nulle part, avec des consonnes finales qui claquaient et d’autres qu’il mouillait.
- C’est très joli, votre accent, vous venez de quel pays ?
- Je suis estonien, mais il y a longtemps que je vis en France.
- Ah, parfait.
Philippe avait hésité à ajouter « J’aime beaucoup l’Estonie », mais il s’en était abstenu, craignant que Kristofer lui demandât ce qu’il aimait en Estonie. Que diable y avait-il à aimer en Estonie ?
(Le monsieur de l'autre lit in "Tous ensemble, mais sans plus")
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Kléber ne savait quoi dire. Il hocha la tête et affirma qu’il comprenait. Il comprenait surtout que son père avait eu raison. Kléber avait failli faire l’erreur de sa vie. Il y avait les intellectuels et les manuels. C’étaient deux mondes qui pouvaient se croiser, mais pas se mélanger, ne serait-ce que pour les discussions à table. Surtout pas pour les discussions à table. Dans ces deux mondes, l’ascenseur social fonctionnait, mais on ne prenait pas le même. On s’élevait ou on plongeait chacun de son côté. Gracieusette avait plongé avec ses parents, Kléber s’était élevé tout seul, il ne pouvait rien pour eux.
Il sentait aussi monter une malsaine jubilation : celle de la revanche que lui offrait la vie. Ces gens-là l'avaient jadis humilié en étalant leurs revenus de gargotiers qui rendaient si dérisoire le travail de ses parents, si méprisables les métiers intellectuels. Ils l'avaient invité à les rejoindre, mais c'était pour lui demander de renier ses origines, pour lui faire constater où était le vrai pouvoir. Et Kléber comprenait soudain qu'il avait monté son entreprise pour se prouver qu'il pouvait, lui aussi, transformer ses idées en argent, pour oublier cette page de vie où il avait failli changer de monde.
(Gracieusette in "Tous ensemble, mais sans plus")